Le Bilan
Jean Ferrat | Jean Ferrat | France | 1980
Lorsque Jean Ferrat, notable compagnon de route du PCF, parti qu’il soutenait encore quelques semaines avant sa mort pour les élections régionales de 2010, chante Le Bilan, vif réquisitoire contre le bloc soviétique, nous sommes en 1980. Si en 1979, Georges Marchais parle de l’action de l’URSS comme ayant un « bilan globalement positif » et soutient l’attaque soviétique en Afghanistan, L’Archipel du Goulag a été publié sept ans auparavant. Ce qui vaudra au chanteur quelques critiques, visant une prise de conscience assez tardive. Mais le plus important reste le contenu des paroles, qui s’inscrit dans la progressive mutation du PCF de la défense de la « dictature du prolétariat » vers une doctrine plus consensuelle enclenchée par le programme commun et vérifiée par la décrue électorale dès les législatives de 1978.
Jean Ferrat n’en reste pas moins un fervent militant qui s’interroge dans ce bilan encore un peu prématuré, peut-être, sur la raison ayant poussé les communistes à délaisser l’idéal de liberté et d’égalité qui les avait motivés initialement (citation de la Résistance notamment). Sans doute gêné par la patente contradiction entre ces valeurs défendues tant bien que mal par des communistes français mal à l’aise, et la réalité des camps de travail et de l’étouffement des libertés humaines en URSS, Jean Ferrat voit dans cette situation une vaste duperie (ayant fait « avaler des couleuvres » aux simples militants comme lui). Il cite entre autres l’épisode du procès Slansky, qui avait vu ce communiste tchécoslovaque exécuté après le procès de Prague, pendant local des Grandes Purges d’URSS. Il en appelle désormais à la « vigilance » et à ouvrir les yeux « sur le réel », en rappelant quelques évènements symboliques de la lutte contre l’oppression de l’URSS (insurrection de Budapest en 1956, printemps de Prague en 1968 avec le « socialisme à visage humain »). La fin de la guerre froide est proche…
On peut toutefois penser que les remarques faites à Jean Ferrat quand à son soutien au PCF, qui peine toujours à condamner la politique de Moscou, sont un peu exagérées. N’a-t-il pas publié dix ans plus tôt son emblématique chanson Camarade, dans laquelle il critique déjà la toute récente et sanglante intervention de l’armée rouge pour mater le Printemps de Prague. Le 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie faisaient en effet leur entrée fracassante dans la capitale tchécoslovaque, mettant fin à l’ « aventure » libérale et démocratique du président Dubcek.
Rencontre en Léonid Brejnev et Georges Marchais, leaders communistes soviétique et français, en 1974
Paroles ci-dessous :
Ah ils nous en ont fait avaler des couleuvres
De Prague à Budapest de Sofia à Moscou
Les staliniens zélés qui mettaient tout en oeuvre
Pour vous faire signer les aveux les plus fous
Vous aviez combattu partout la bête immonde
Des brigades d’Espagne à celles des maquis
Votre jeunesse était l’histoire de ce monde
Vous aviez nom Kostov ou London ou Slansky
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Ah ils nous en ont fait applaudir des injures
Des complots déjoués des dénonciations
Des traîtres démasqués des procès sans bavures
Des bagnes mérités des justes pendaisons
Ah comme on y a cru aux déviationnistes
Aux savants décadents aux écrivains espions
Aux sionistes bourgeois aux renégats titistes
Aux calmniateurs de la révolution
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Ah ils nous en ont fait approuver des massacres
Que certains continuent d’appeler des erreurs
Une erreur c’est facile comme un et deux font quatre
Pour barrer d’un seul trait des années de terreur
Ce socialisme était une caricature
Si les temps on changé des ombres sont restées
J’en garde au fond du coeur la sombre meurtrissure
Dans ma bouche à jamais le soif de vérité
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
Mais quand j’entends parler de « bilan » positif
Je ne peux m’empêcher de penser à quel prix
Et ces millions de morts qui forment le passif
C’est à eux qu’il faudrait demander leur avis
N’exigez pas de moi une âme de comptable
Pour chanter au présent ce siècle tragédie
Les acquis proposés comme dessous de table
Les cadavres passés en pertes et profits
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
C’est un autre avenir qu’il faut qu’on réinvente
Sans idole ou modèle pas à pas humblement
Sans vérité tracée sans lendemains qui chantent
Un bonheur inventé définitivement
Un avenir naissant d’un peu moins de souffrance
Avec nos yeux ouverts et grands sur le réel
Un avenir conduit par notre vigilance
Envers tous les pouvoirs de la terre et du ciel
Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre
Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui
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